Tu
aimais aller voir Ahmed et ses compagnons au retour de pêche.
Ils halaient les filets sur la plage de galets. C’était
un spectacle !
Les hommes tiraient sur la grève de
lourdes charges, preuves d’une pêche abondante.
On
les voyait aller et venir dans un ballet bien réglé.
La corde reliée au filet doit toujours être tendue,
pour que le bouchon du boute fixé au harnais, la sangle,
s’enroule, croche, verrouille, dans un seul mouvement gracieux
et sûr. Alors les hommes peinent jusqu’à la
route, à la limite de la plage. Là ils relâchent
la tension, le boute décroche. L’homme repart vers la
mer et recommence plus bas l’opération jusqu’à
ce que le filet révèle son contenu.
S’approchait
la barque suivante, jusqu’à la dernière. Tous
les hommes participaient, l’union fait la force.
Une fois
les filets lovés, les pointus étaient chacun à
leur tour tirés au sec, sur les galets. Leurs quilles
glissaient, non sans peine, sur des traverses de bois usées
que l’on déplaçaient au fur et à mesure.
Ahmed habitait son garage sans confort. Il y dormait sur une
paillasse. Grillait sur de petits braseros de fonte noire, des
poivrons rouges, verts, jaunes pour les peler avant de les cuisiner.
Lorsque la fine peau brillante cloquait et brûlait, il
retournait le légume jusqu’à ce que l’épluchage
soit possible. Une fois cuits les poivrons vert et jaune, surtout le
vert, ont une odeur particulière. Un effluve persistant qui
se greffe à celui des piments, renforce la coriandre et
conflue vers celle du rude tabac qu’il fumait.
Le désordre
ambiant ajoutait à la déroute olfactive une impression
de délabrement qui avouait ses conditions de vie. Cet homme
vivait seul, avait-il une famille dans son pays ?
Son français
approximatif l’isolait plus encore, son seul plaisir constant
était les « ch’veux », les courses de
chevaux où il jouait de maigres salaires à
l’hippodrome de Cagnes. Autres moments précieux pour ce
malmené de l’histoire de son pays natal, à la
belle saison, il demandait la permission de t’inviter à
manger les sardines fraîches.
Un jour tu m’as
montré la photo que ta mère avait prise.
On te
voit à quatre ans, assis sur une couverture posée sur
un cageot au beau milieu de la ruelle. A ton cou une vaste serviette
au blanc immaculé. C’est ça qui sidérait
tes parents. Quel prodigieux bon génie était Ahmed,
pour matérialiser dans son garage, ce blanc aveuglant plus
blanc que blanc ?
Hervé NOUVEL
Piéce
sélectionnée aux Rencontres Méditerranéennes
des Jeunes Ecrivains de Théâtre (Niaca).
Lue en
public au Théâtre ALexandre III à Cannes (06) le
dimanche 1er octobre 2006.
"L'Oeuf
roulant"
Genre
: Comédie Dramatique